1Après son livre sur Les aspects de la religion Fang (1983), Paulin Nguema-Obam livre ici une réflexion sur un sujet très peu présent dans les études sur l’Afrique : les danses et les significations qui lui sont données par le peuple qui les exécute, en l’occurrence ici les Fang du Gabon. Le sous-titre de l’ouvrage « Les tambours de la tradition » indique bien que les danses ne se réduisent pas à un colifichet dont le sérieux de l’existence peut aisément se passer, mais au contraire, qu’elles expriment les aspirations et la vision existentielles de tout un groupe ethnique. Par son étude, l’auteur parvient ainsi à appréhender le fonctionnement et l’organisation de la société fang, ses institutions économiques, politiques et religieuses en s’appuyant essentiellement sur les mythes et légendes de fondation des danses. Soulignons également que la présente étude est la version remaniée d’une thèse de doctorat d’État ès lettres présentée et soutenue par l’auteur en 1976, à l’Université de Strasbourg.
2Comme dans son premier livre, l’échantillon choisi privilégie uniquement les Fang du nord du Gabon (province du Woleu-Ntem) et n’intègre pas dans son étude ceux répartis dans le reste du pays (Fang des provinces de l’Estuaire, Ogooué-Ivindo et Moyen-Ogooué) et des pays voisins (Cameroun et Guinée-Équatoriale) qui ont tous en commun la langue et la culture.
3Le livre est structuré en deux parties inégalement réparties. La première tient sur quatorze pages (pp. 10-23) tandis que la seconde comporte cent quarante-trois pages (pp. 26-168). Dans la première partie, l’auteur situe les danses dans leur espace d’exécution : le village. Il montre que la fondation de celui-ci obéit à des mobiles d’ordres géographique, économique et stratégique, mais elle comporte aussi deux rites : « le rite qui préside au choix de l’emplacement du village et le rite de fondation ou d’installation, abanega dzal, sécurité, protection du village » (p. 13). On peut regretter que l’analyse de l’auteur sur la fondation des villages soit conçue en dehors du temps – le temps de la colonisation, du christianisme, du capitalisme, de la scolarisation et de l’urbanisation – cher à un auteur comme Georges Balandier. La prise en compte de ce temps historique aurait permis à Paulin Nguema-Obam de voir par exemple l’influence du grand projet de regroupement des villages initié par l’administration coloniale autour des années 1900 au Gabon. Cette politique coloniale d’implantation des villages sur de nouveaux sites consistait à contraindre avec force et violence physique la population des villages disséminés dans la forêt à se regrouper le long des routes nouvellement tracées par l’administration coloniale afin de permettre la circulation et la communication des biens et des personnes. Ce contexte historique permet donc de soutenir que l’emplacement des villages fang actuels n’a pas obéi à un choix ou à des stratégies des indigènes eux-mêmes mais plutôt à la politique de « contrôle » et de « surveillance » des sujets indigènes par l’administration coloniale.
4La seconde partie du livre aborde réellement le problème central du travail. Il est question de la description des différentes danses fang et de leurs significations données par les acteurs eux-mêmes qui les pratiquent. Un premier chapitre souligne les particularités des danses. On apprend par exemple que les usages et les croyances relatifs à un art, à une danse sont transmis à l’individu ou à un groupe au cours d’une cérémonie rituelle. Le caractère de ce rite diffère selon qu’on a affaire à une danse d’hommes ou de femmes, selon qu’il s’agit d’une danse rituelle ou d’une danse récréative. Dans tous les cas, le rite de transmission de la danse consiste à consommer un mets rituel pour acquérir quelque chose, un pouvoir, pour agir efficacement et pour posséder le secret de l’art. L’auteur mentionne également le sens de l’usage systématique des couleurs rouge et blanc. Le rouge serait le symbole de la vie, de la santé. On applique de la poudre rouge sur les corps des malades pour hâter leur guérison. Le blanc est la couleur des morts et des fantômes et qui cependant restent en contact avec les vivants.
5Par ailleurs, tout au long du texte, l’auteur rappelle constamment l’importance des significations endogènes ou emic dans l’analyse des faits sociaux dans les sociétés dites traditionnelles. C’est d’ailleurs l’une des critiques qu’il adresse aux auteurs occidentaux qui ont, bien avant lui, travaillé sur le même objet dans la société fang comme Pierre Alexandre (1958) et Jacques Binet (1972), etc. Il leur reproche d’être restés « en dehors du sens vécu, car les repères essentiels de la culture fang sont mal connus » (p. 27).
6Cependant, la priorité donnée aux significations endogènes ou aux interprétations des acteurs eux-mêmes ne risque-t-elle pas d’enfermer l’analyse anthropologique dans la simple restitution des paroles d’informateurs sans un minimum de distanciation ? Il faut dire que cette façon de voir les choses a conduit l’auteur à adopter une méthodologie d’écriture ou de présentation de ses données de travail qui ressemble fort justement à la structuration d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie des danses fang. Ainsi par exemple, les danses sont répertoriées et classées en trois catégories. Il y a les « danses du répertoire traditionnel » (pp. 44-74) au nombre de douze ; deux « danses de l’éphémère » (pp. 74-78) et dix « danses rituelles » (pp. 79-122). Mais on pourrait également s’interroger sur la typologie des danses fang que propose l’auteur car il ne fait aucune différence fondamentale entre les danses dites du « répertoire traditionnel », de celles qui ont une durée d’existence courte ou « danses éphémères » et des « danses rituelles ». Une lecture des travaux des sociologues de la modernité ou de la postmodernité occidentale aurait permis à l’auteur de mieux affiner sa typologie en discutant les concepts de tradition, rituel, coutume, religion, etc.1.
7Selon cet ordre de classification, chaque danse énumérée renvoie d’abord à une définition du terme qui la désigne dans la langue fang ainsi que son référent dans la société (objet, animal, personne, etc.). Par exemple, dans ce premier niveau d’analyse, la danse d’hommes « akom » (p. 50) qui relève du répertoire traditionnel fut à l’origine une danse rituelle de femmes, alors que « mevung » était un rite pour hommes. Les hommes s’approprient donc« akom » et donnent « mevung » aux femmes. Selon l’auteur, « akom »vient du verbe kom (ordonner, mettre en état, prononcer la formule expiatoire) (p. 50). De façon générale, il désigne tout grand artiste, danseur, homme ou femme. Ces approches définitionnelles laissent rapidement place à l’exploitation de récits imaginaires, mythes et légendes textuels et factuels considérés par l’auteur comme la « base même de la culture des groupes humains » (p. 21). En l’absence d’un mythe fondateur qui situe l’origine d’une danse et de son organisation, la parole est donnée à celui qu’on pourrait appeler l’informateur privilégié, généralement un pratiquant de la danse concernée. Enfin, l’auteur conclut son analyse par un commentaire des récits et mythes présentés.
8Par ailleurs, nous voulons nous attarder sur la deuxième catégorie de danses, celle que l’auteur nomme « danses de l’éphémère » et qui renvoient notamment aux danses « Akwa » et « Eko de Gaulle ». Ces deux danses se caractérisent par leur émergence pendant la colonisation. Paulin Nguema-Obam montre en effet que la danse « Akwa » s’inspire des cérémonies chrétiennes (catholiques) et bwiti, une religion traditionnelle syncrétique qui émerge également chez les Fang durant la période coloniale et qui a attiré l’attention de plusieurs anthropologues (G. Balandier, J. W. Fernandez, A. Mary, etc.). « Eko de Gaulle » est en revanche une danse qui imite le fonctionnement ou l’exercice du gouvernement colonial français au Gabon. Autrement dit, « Eko de Gaulle » est à la fois une danse et une mise en scène plus ou moins théâtrale du pouvoir colonial. Le caractère éphémère de ces danses réside dans le fait que, pour l’auteur, elles ont presque disparu et « leurs chances de supplanter les danses anciennes liées à la vie de tous les jours, aux usages, ne sont pas certaines » (p. 74). À propos de ces deux danses, l’auteur soutient également que : « Akwa et Eko de Gaulle n’entrent point dans le corps des croyances, des usages fang. Les Fang ne les ont pas assimilées culturellement. La complexité des détails dans l’organisation, toutes ces surcharges jurent avec la sobriété de la danse fang. Celles qui sont structurées comme akoma mba, nlup, omias, mengan et onzila le sont toujours sur le modèle de la sobriété fang, c’est-à-dire avec pour caractéristique essentielle, l’absence d’éléments superflus […] » (p. 78). En quoi ces deux danses qui naissent pendant la période coloniale, inventées par les Fang eux-mêmes et fruits de leurs interactions avec les Européens, ne font-elles pas partie aujourd’hui de la culture fang ? La culture et les croyances sont-elles statiques et immuables ?
9La classification proposée par l’auteur présente également quelques insuffisances car certaines danses sont répertoriées dans une catégorie alors qu’elles auraient pu aussi en intégrer une autre. Par exemple, la danse « ngon ntang » rangée par l’auteur dans le registre des danses dites du « répertoire traditionnel » devrait normalement être classée dans la catégorie des danses dite de « l’éphémère ». En effet, tout comme les deux danses « akwa » et « Eko de Gaulle », la danse « ngon ntang » est le résultat de l’influence de la colonisation. L’auteur écrit : « Le ngon ntang est une danse avec masque. […] L’appellation ngon ntang, jeune fille blanche, provient du fait que les traits du masque rappellent ceux d’une jeune femme de race blanche. […] Le masque ngon ntang ne se réfère pas à un récit ou à une légende fang. Le masque du ngon ntang est très probablement un emprunt aux Nigérians » (p. 67). Dans ce contexte, et si comme le soutient l’auteur, les danses de « l’éphémère » n’entrent pas dans le corps des croyances fang, pourquoi la danse « ngon ntang »relèverait-elle du répertoire traditionnel fang ?
10En somme, l’auteur adhère à une certaine forme d’anthropologie « statique », de la recherche de la « pureté », de ce qui est bien pour la culture fang et de ce qui ne l’est pas, de ce qui relève de la culture fang et de ce qui ne l’est pas, etc. Une telle anthropologie « passéiste » reste aveugle sur les changements et les transformations de la société. À lire lesFang du Gabon, on a parfois l’impression de découvrir une société des années avant sa rencontre avec les Occidentaux. Dans ce cas, et comme le font les historiens, l’auteur aurait mieux fait d’utiliser des bornes chronologiques pour situer dans le temps la société fang qu’il nous présente. Quand bien même l’anthropologie doit nous éclairer sur le passé des sociétés qu’elle étudie, elle ne doit pas rester aveugle sur les changements en cours, et devrait appréhender les situations actuelles et contemporaines de ces sociétés. L’anthropologie est également une science du présent. Cette absence de la dimension du temps présent fait que l’auteur n’intègre pas dans son répertoire la danse « Elone » qui, eu égard à son succès dans la société fang du Gabon (essentiellement le Woleu-Ntem) et de la Guinée-Équatoriale s’impose aujourd’hui à travers tout le Gabon comme la manifestation de la culture fang. Aussi, dans les capitales occidentales (Paris, Genève, Bruxelles, etc.), les cérémonies festives de ressortissants de la communauté gabonaise, toutes ethnies confondues, ne sont-elles pas agrémentées par la danse « Elone »,véritable marque de la culture fang ? Le personnage fang Sima Eboula, principal vulgarisateur de cette danse et fervent acteur de sa « transnationalisation » à travers ses tournées en Europe pour faire danser les communautés africaines et européennes, témoigne de l’importance de cette danse. Nous aurions voulu que cette danse – dont on situe l’émergence autour des années d’après les indépendances des pays de l’Afrique centrale (1960) – soit également répertoriée pour saisir la société fang contemporaine qui, hormis son organisation ancienne, s’est approprié certains éléments de la culture occidentale (christianisme, médias, etc.) et se trouve également dans la tourmente de la mondialisation.
11L’étude sur les danses fang du Gabon se conclut par un chapitre qui traite des supports de la danse, c’est-à-dire les instruments de musique, la parure et les chants. La fonction de ces instruments et les messages livrés par les chants sont largement analysés pour saisir à la fois la cosmogonie, l’organisation et le fonctionnement de la société fang.
12En définitive, ce livre sur les Fang du Gabon de Paulin Nguema-Obam mérite d’être lu car il renferme une somme de données et d’informations sur la société fang. Ce travail est le fruit d’une véritable enquête de terrain, ce qui témoigne de la parfaite connaissance de cette société par l’auteur qui est par ailleurs lui-même Fang.
Source: Maixant Mebiame Zomo
@zuedebomame