La Passion du Christ
Au jour du Vendredi saint, il nous faut bien parler, n'est-ce pas, de la souffrance du Christ. Ne sommes-nous pas en effet de toute manière invités, ce jour-là plus que tout autre, à méditer sur l'agonie et la Passion, sur la croix et la mort de celui que nous reconnaissons, dans notre foi, comme le Sauveur du monde ? Une autre circonstance, tout accidentelle celle-là assurément, nous y porte d'ailleurs plus particulièrement ces semaines-ci [1], à savoir la parution du fameux film consacré à la passion de Jésus, dont on nous dit qu'il a fait courir des foules nombreuses et dont nous voyons bien qu'il retient l'attention des médias…
Qu'en est-il exactement des souffrances du Christ ?
Quoi qu'il en soit de ce film, il faut bien, en tout cas, reconnaître que la passion du Christ ne fut pas un moment dépourvu de cruauté, loin s'en faut. Les Évangiles nous décrivent avec certains détails très réalistes - nous l'avons entendu dans le grand récit de la Passion - les souffrances qui furent infligées à Jésus. Contentons-nous d'énumérer sobrement les plus notables : en marge de la comparution chez Pilate, la flagellation ; sur le chemin qui mène au Calvaire, le portement de la croix - si pénible qu'on dut faire appel à une aide, qui fut effectivement apportée par Simon de Cirène ; et puis, pour finir, le supplice de la crucifixion elle-même. La flagellation, le portement de croix, la crucifixion : il y eut certes, là, beaucoup de souffrance !
Cela dit, la cruauté dont Jésus fut ainsi victime doit bien entendu, et malheureusement, être resituée dans le contexte d'une époque qui était très généralement dure avec les condamnés de toutes sortes, et nous devons ajouter que, à la vérité, nous ne saurons jamais quelles ont été la nature exacte et l'intensité réelle des souffrances qu'il endura. Il n'en reste pas moins qu'on ne peut aucunement gommer le tragique de la croix de Jésus.
On peut même présumer au moins deux choses, au-delà de ce que je viens de rapporter : d'une part, on peut penser qu'elles durent être bien grandes, chez Jésus, la déception et la souffrance d'être abandonné et même trahi par ceux qui s'étaient pourtant voulus ses disciples et qui, quelques instants plus tôt encore - songeons à Pierre, dont il vient de nous être parlé -, déclaraient hautement leur intention de suivre leur maître et de le soutenir jusqu'au bout. Et d'autre part, on peut admettre que ce dut être pour Jésus une grande épreuve d'avoir, sur sa fin, le sentiment d'être abandonné, voire rejeté, par celui auquel, tout au long de sa vie, il s'était référé, dont il n'avait cessé d'accomplir la volonté, et auquel il s'était toujours remis en toute confiance : son propre Père. Comment compter pour rien le si douloureux, si tragique et si grave : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
La tradition chrétienne ne s'y est pas trompée, qui a instauré, organisé et proposé à la piété des fidèles le « chemin de croix ». Et, plus important encore par définition, le Symbole des Apôtres, notre Credo, tient à nous faire confesser que Jésus non seulement a « souffert sa Passion sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli », mais qu'il est même « descendu aux enfers », c'est-à-dire jusqu'aux abîmes les plus profonds de la souffrance et de la mort.
Quant aux artistes et aux arts en général, ils ne se sont certes pas privés de faire écho aux souffrances et à la passion du Christ, nous le savons bien. Qu'il nous suffise ici de rappeler le retable d'Issenheim et, en musique, un motet comme le splendide O vos omnes de Vittoria : « Oh vous tous qui passez, dites-moi s'il est une douleur pareille à ma douleur ! » Et puis, n'est-ce pas, c'est de tout notre cœur que, ce matin à l'office, nous avons chanté, et que tout à l'heure nous reprendrons, notre O Haupt voll Blut und Wunden !
Mystère du calvaire, scandale de la croix,
Le Maître de la terre, esclave sur ce bois !
Victime dérisoire, toi seul es le Sauveur.
Toi seul, le Roi de gloire, au rang des malfaiteurs !
Qui donc est en réalité coupable de ces souffrances et de cette Passion ?
Évidemment, devant une telle douleur, devant de telles souffrances et un tel abandon, une question ne peut guère être évitée : qui donc en est responsable ? Qui peut en être tenu pour coupable ? Et, bien entendu, cette question est abondamment posée autour du film que j'évoquais.
Faut-il accuser les juifs, comme certains le déduisent précisément de ce film ? En réalité, le pape Jean XXIII déjà a souhaité que disparaisse de la liturgie du Vendredi saint l'expression « juifs perfides », l'évolution de l'adjectif « perfide » l'ayant rendu bien évidemment insupportable. Et depuis le concile Vatican II, l'Église admet que certaines présentations de la Passion et du rôle qu'y ont tenu une partie des habitants juifs ou non-juifs de la Jérusalem de l'époque, ont pu engendrer des confusions. Le pape Jean-Paul II, quant à lui, disait que « des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relativement au peuple juif et à sa prétendue culpabilité, ont trop longtemps circulé, engendrant des sentiments d'hostilité à l'égard de ce peuple ».
Soyons clairs. Si on ne peut évidemment exempter ni les grands prêtres ni les hauts responsables de la nation juive de l'époque, ni « la foule », de toute responsabilité, aux côtés du pouvoir romain, dans la mort de Jésus, il est bien certain néanmoins que les juifs d'aujourd'hui ne portent pas plus la responsabilité de la mort du Christ que les Italiens de 2004 ne sont coupables de la condamnation par Pilate, sous prétexte qu'il était Romain !
Quant à l'expression de « déicide », elle est fausse théologiquement. « Homicide » voulant dire que l'on a tué un homme, « déicide » voudrait dire que l'on a tué un dieu. C'est certes un grand mystère, que le Christ ait pu subir la mort dans son humanité tout en continuant à vivre dans sa divinité. Mais, si nous reconnaissons Jésus comme vrai homme et donc certes comme vulnérable à la souffrance et à la mort dans son humanité, nous le confessons aussi comme vrai Dieu et donc comme immortel dans sa divinité. Le peuple juif ne peut pas être déicide, tout simplement parce que, même en Jésus, les juifs n'ont pas tué Dieu.
Plutôt que les juifs alors, ne faut-il pas, en réalité, incriminer ici les pécheurs ? À vrai dire, ce n'est pas parce qu'ils étaient juifs, romains ou autre chose, que les contemporains de Jésus l'ont rejeté et condamné, l'ont torturé et mis en croix - ce qu'il ne s'agit pas de nier. S'ils ont procédé ainsi, c'est parce qu'ils refusaient son message, c'est-à-dire parce qu'ils ne voulaient pas entendre dire qu'il faut renoncer aux dictatures de l'argent - « Nul ne peut servir deux maîtres » -, du pouvoir ou de la vaine gloire… et que donc Jésus les dérangeait en le demandant. C'est parce qu'ils ne supportaient pas d'être appelés à s'aimer les uns les autres sans exclusive et en privilégiant les pauvres et les malades, les petits et les exclus. C'est parce qu'ils étaient révulsés à l'idée qu'il fallait savoir par-dessus tout aimer tout homme, et envisager même vis-à-vis des ennemis un autre comportement que le pur rejet et la simple exclusion. Et c'est enfin parce qu'ils ne pouvaient pas imaginer que tout cela devait être fait à l'appel de Dieu, et même au nom de Dieu… C'est bel et bien pour ces raisons-là, oui, que les gens du temps de Jésus, juifs ou pas juifs, Romains ou pas Romains, ont voulu l'éliminer et l'ont finalement liquidé. Que voulez-vous que je dise d'autre ?
Or, ne sommes-nous pas nous-mêmes quelquefois habités par des sentiments plus ou moins comparables ? Le manque d'attention à l'autre, le refus du pardon, l'égoïsme, certaines formes de violence… La traduction du O Haupt voll Blut und Wunden que j'évoquais à l'instant, nous fait chanter ceci en deuxième strophe :
Tu sais combien les hommes ignorent ce qu'ils font.
Tu n'as jugé personne, tu donnes ton pardon.
Partout des pauvres pleurent, partout on fait souffrir.
Pitié pour ceux qui meurent et ceux qui font mourir.
Mais, par rapport à la passion et à la mort de Jésus, il convient de s'interroger sur une troisième responsabilité encore. Si les juifs ne sont pas à accabler de toute la culpabilité qui a été engagée dans ce qui a causé cette mort, si nous-mêmes et chacun de nous sommes en la circonstance appelés à ne pas nous disculper trop vite et trop facilement, il reste qu'il n'est de fait pas possible de nier, en l'occurrence, et tout le reste étant dit, la responsabilité de Dieu même. Nous le savons bien en effet, le Nouveau Testament tient à préciser à maintes reprises que Dieu lui-même a livré son Fils à la mort : qu'il l'a envoyé pour accomplir parmi nous, en ce monde, une mission qui inclurait sa mort, et sa mort sur la croix. Et ce n'est du reste pas tout. Il faut encore ajouter que Jésus lui-même non seulement n'a pas été sans prévoir sa mort - il l'annonce tout le temps, vous le savez bien -, mais il est allé résolument vers elle et, à vrai dire, il l'a réellement assumée, sinon directement voulue comme telle : « Ma vie, nul ne la prend ; mais c'est moi qui la donne. »
Pourquoi cette Passion et cette mort se sont-elles alors produites ?
Ainsi en arrive-t-on, alors, à une dernière question. Après la première : « Qu'en est-il exactement des souffrances du Christ ? », après la deuxième : « Qui donc est en réalité coupable de ces souffrances et de cette Passion ? », s'en impose une troisième : « Mais pourquoi cette Passion et cette mort se sont-elles produites ? » « Pourquoi » non pas seulement au sens de « par quel moyen, par qui, par quoi, à cause de qui ou quoi ? », mais au sens de « en vue de quoi, en fonction de quelle intention, dans quel dessein ? » Et même, puisque Dieu et le Christ ne paraissent pas étrangers à l'affaire, la question devient nécessairement la suivante : « Pourquoi donc Dieu et le Christ ont-il pu non seulement laisser se produire, mais jusqu'à un certain point vouloir, tout cela : cette souffrance, cette Passion, cette croix, cette mort ? »
La première réponse est celle-ci : ils l'ont voulu pour nous signifier que nous pouvons n'être pas seuls, nous-mêmes, lorsque nous endurons la souffrance, lorsque nous connaissons la détresse, et lorsqu'un jour - cela nous arrivera - nous serons affrontés à la mort. Par la croix de Jésus, il nous est en effet nettement fait savoir et expressément signifié que Dieu est avec nous aussi bien dans nos douleurs physiques que dans les accablements de notre cœur et les tourments de notre âme. Il nous est révélé que, si nous le reconnaissons et l'acceptons, Dieu peut être avec nous dans nos souffrances et nos détresses, parce que lui-même les a vécues et portées. Nous sommes invités à croire que nous pouvons éprouver et vivre rien de moins que la compassion de Dieu.
- Deuxième chose : c'est assez clair et nous ne pouvons pas le nier, parmi les souffrances et les maux que nous subissons, il y en a dont nous sommes responsables. Car nous pouvons, de fait, faire beaucoup de mal aux autres et à nous-mêmes, lorsque nous fermons notre cœur, lorsque nous nous laissons dominer par l'égoïsme, par la violence et, à plus forte raison, par la haine. Tant de conflits et de duretés entre personnes, et tant de luttes et de guerres entre peuples et nations, font tant de mal à tant de gens !… Tout comme la fermeture du cœur et le refus d'entendre ont été à l'origine de la passion et de la mort de Jésus. Eh bien, en acceptant de subir la mort due à notre dureté de cœur, et pour tout dire à notre péché, au lieu de nous rejeter, de nous anéantir comme il le pouvait, Dieu ne nous signifie pas seulement, en Jésus, qu'il continue de nous « tolérer » et qu'en quelque sorte il nous laisse nos chances de revenir à de meilleurs sentiments. Beaucoup plus profondément, il nous fait savoir qu'il nous pardonne, qu'il continue de nous aimer, de nous offrir son salut, quel que soit notre péché, quel que soit le mal que nous avons causé et dont nous sommes responsables - et que ce péché soit commis à son égard ou qu'il le soit à l'encontre de nos frères qui sont, comme nous, ses enfants. Il nous signifie par là même qu'il nous propose son pardon, qu'il nous réconcilie avec lui.
Il y a cependant une troisième raison, et qui est la plus forte, à la souffrance, à la passion et à la mort de Jésus - et c'est sur son évocation, bien sûr, que je terminerai. Non seulement Jésus s'est livré à la Passion et à la mort et les a subies pour nous manifester qu'il est ou peut être avec nous dans nos propres souffrances et notre propre mort ; non seulement il les accepte et les vit pour nous signifier la fidélité de l'amour de Dieu et donc la possibilité de notre pardon ; mais il les rencontre et les affronte pour les vaincre sur leur propre terrain. Car c'est bien, au bout du compte, ce qui se produit. L'aventure de Jésus ne s'arrête pas sur la croix et au Golgotha : elle ne trouve son terme réel que par la Résurrection et que dans la gloire de Dieu.
Aussi notre propre célébration de son mystère ne se terminera-t-elle pas sur cet office si parlant et si émouvant du Vendredi saint : elle se prolongera de fait par la fête de la Vigile pascale et par la messe de Pâques. Car tel est à la vérité le Mystère de notre foi : certes, « nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus » ; mais « nous célébrons [bel et bien aussi] ta Résurrection » ; et, déjà, « nous attendons ta venue dans la gloire ! »